TROIS HISTOIRES NATURELLES
Léa Bismuth
Il faudrait imaginer pénétrer dans une exposition en plein air, dans un espace ouvert au vivant et à l’infinie fluidité du mouvement naturel. Nous irons à la rencontre de différentes espèces, des plantes aux animaux, dans une réflexion immersive et interrègne. Il s’agira ici d’ouvrir l’accès au vivant d’une manière qualifiée et située, non pas pour donner prise sur le naturel, mais au contraire pour engager un dialogue en conscience avec la nature elle-même, en tant que concept complexe. Cette nature est une réalité tangible, qu’il nous est possible d’arpenter et de faire entrer en résonance avec d’autres champs : botanique, zoopoétique et minéralogie forment ainsi trois histoires naturelles, trois contes, trois unités d’œuvres.
BOTANIQUE
Dès l’entrée de l’exposition, au rez-de-chaussée du musée Ziem, des Coupoles. Celles-ci ont été réalisées en 2012 avec des feuilles d’Elaeagnus, de petits arbustes persistants et touffus. Ces feuilles ont la particularité d’être argentées sur l’une de leurs faces et de rester quasiment intactes avec le temps. Ainsi, les Coupoles, ces demi-sphères, renvoient au regard qui les sur- plombe une certaine luminosité depuis leurs creux. Dispersées, elles se donnent en une coupe d’offrande posée au sol. Pour décrire ce qui se produit, parlons d’un matérialisme familier, alimenté par une manière de s’approprier la nature, et cela à notre échelle : le visiteur, dès lors, peut interagir avec cette œuvre qui elle-même participe d’une démarche beaucoup plus large. Le matérialisme familier dont il est question opère non pas sur mais avec le vivant. Et il suffit à l’artiste de sortir dans la rue, ou de parcourir des friches, pour y trouver inspiration et matière à la transformation plastique.
C’est cette démarche qui est entreprise, toujours à l’écoute des beautés de la nature et fidèle à la curiosité des botanistes inlassables. Lorsqu’une feuille de Monstera deliciosa – prélevée au jardin botanique de Strasbourg – devient gravure, ce sont toutes ses nervures qui prennent une dimension graphique puisque cette feuille, dans toute sa complexité esthétique, devient un motif estampillé sur aluminium. Pour cela, l’artiste a travaillé avec un carrossier 1 spécialiste de la tôlerie-forme. Elle a réalisé cette feuille à l’échelle du corps humain, et cela avec tous les outils offerts par la pratique du tôlier-formeur. Ce végétal est aussi pour nous l’objet d’un étonnement esthétique permanent, chaque nervure devenant une incarnation plastique et presque éternisée. C’est par contact, au sens où on l’entend dans la photographie primitive, que ces nervures laissent leur empreinte sur la plaque de métal. Alors peut-être faut-il garder la trace d’une feuille de Monstera deliciosa comme une relique. En l’observant, je pense à l’activité botanique et en particulier à Francis Hallé, qui n’a cessé de parcourir les forêts tropicales primaires depuis les années 1960 pour inventorier les espèces qui s’y développent, en un gigantesque atlas de familles élaboré à l’aide de croquis d’abord, puis au moyen de dessins extrêmement précis.
On peut citer ici un entretien que Hallé a accordé dans le contexte de l’exposition « Nous les arbres » qui s’est tenue en 2019-2020 à la Fondation Cartier : dans un court extrait, ce dernier évoque sa
pratique de la botanique comme une science humaine infinie 2. Il ne s’agit certainement pas selon lui d’épingler les espèces comme le ferait un entomologiste, mais plutôt de vivre au diapason de la nature et de la comprendre intimement, afin de communiquer avec elle. Il parle en ce sens de la distinction à faire entre l’artiste – qui peut interpréter la nature et la faire sienne, en créant l’alliance d’une feuille d’arbre et d’une plaque d’aluminium par exemple – et le botaniste qui lui se doit de simplement respecter ce qu’il voit pour le donner à lire aux générations futures. Le botaniste portera aussi témoignage pour les espèces qui sont en voie d’extinction. Hallé a passé, minutieusement, des années à cette étude, prenant le relai d’une tâche antique. Il nous rappelle également ce formidable outil de connaissance qu’est le regard que nous portons sur le vivant, en une altérité non seulement fondamentale pour l’être humain, mais en outre fondatrice d’une communication possible entre l’humain et le non-humain : il insiste sur la discrétion incommen- surable des arbres, qui ne demandent rien et grandissent selon leurs lois propres. Il nous revient d’épouser cette discrétion en proposant des conditions pour leur survie, ou du moins en ne cherchant pas à leur nuire. Si la biodiversité est si vaste que nous n’aurons certainement pas le temps de découvrir tout ce qu’elle a à nous dire – surtout dans un temps où elle est menacée –, c’est encore à nous de la traverser sans l’anéantir.
Si Léa Barbazanges est à sa manière botaniste, c’est que la collecte est au cœur de sa démarche. Elle cherche ainsi à attirer l’attention sur ce qui croît, vit et nous environne dans notre quotidien sans que l’on y prenne garde. Qu’elle recueille de la poussière de comète, pour la dessiner au pastel à l’huile et à la craie sèche (dans l’œuvre Poussière de comète de la mission spatiale Stardust, 2015), ou encore plusieurs milliers d’aigrettes de pissenlit (3700 tout de même !) pour en faire un tableau vivant en volume, c’est bien au respect du mouvement de la vie qu’elle ne cesse de nous inviter. Et ce respect se joue depuis ses origines stellaires jusqu’à nos bouts de jardins les plus précaires. Les aigrettes de pissenlit récoltées par l’artiste sont attachées par l’akène, qui en est le fruit indéhiscent, c’est-à-dire capable de s’entrouvrir pour libérer sa graine. Les akènes de pissenlit ont ceci de particulier qu’ils portent l’aigrette (ou pappus), qui n’est autre que le petit plumeau de poils sur lequel nous soufflons afin que nos vœux se réalisent. Par l’action du vent, les aigrettes seront dispersées, et cela extrêmement loin, pour enfin voler et se multiplier. On parle alors de diaspore, action par laquelle une espèce végétale est disséminée. Peut-on envisager une intelligence de la nature ? Le débat reste ouvert parmi les philosophes et les scientifiques, mais toujours est-il que cette intelligence doit être qualifiée en des termes végétaux et non cérébraux. Il en va d’une vie propre, d’une forme de vie qui déploie les moyens et les capacités faramineuses de son développement.
C’est bien une pollinisation artistique qui est ici l’enjeu majeur. Cette pollinisation aura des réso- nances chez tout spectateur de ce magnifique tableau d’aigrettes. En hybridant les règnes – et en accordant une dimension proprement picturale à ces pissenlits –, l’artiste élabore un art du tissage et fait de sa récolte une source vive pour l’œuvre. Soufflons donc joyeusement sur ces pissenlits pour changer de point de vue et enfin réhabiliter les espèces oubliées ou piétinées trop de fois. Il nous faudra sans doute, désormais, ne jamais cesser de scénariser le possible pour faire muter la pensée et esquisser une écologie en tant qu’étude des milieux. Cette écologie artis- tique met aussi puissamment en perspective la relation des vivants entre eux dans ces milieux. Léa Barbazanges fait précisément ici ce que Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire écrivent dans Terra forma : elle ouvre « cette zone interbiome, zone de vie incluant des micro-ressources cachées dans les interstices du quotidien 3 ».
ZOOPOÉTIQUE
Les insectes et les animaux ont aussi quelque chose à dire, et en premier lieu les mouches. En 2005, Léa Barbazanges réalise une Page d’ailes, constituée d’ailes de mouches Calliphora vicina. Cette espèce, très commune, est aussi appelée « mouche bleue » ou « à viande ». Souvent – pour leur côté carnassier, nécrophile ou encore scatophage –, ces mouches inspirent le dégoût et sont balayées d’un revers de la main. Mais l’artiste le rappelle : Calliphora veut aussi dire étymologi- quement « qui porte le beau ». Elle s’empare de ces insectes pour en faire un petit tableau, ou une page d’écriture. S’agit-il d’une forme d’ex-voto ou d’un reliquaire extrêmement précieux et pourtant réalisé à partir de presque rien ? L’art est ici méditatif puisque les ailes sont assemblées à la main, entre elles et bord à bord, au long de plusieurs mois de concentration. Cela crée un paysage onirique fourmillant, « comme si l’ordonnance des ailes rappelait la forme antérieure de la mouche », précise l’artiste. En regardant cette page d’écriture, au format A4, comment ne pas penser aux « microgrammes 4 » de Robert Walser, dont les signes typographiques sont si petits qu’ils paraissent quasiment illisibles à l’œil nu ? Écrire avec l’invisible, alors : peupler la page blanche de signes. En faire une page d’ailes et redonner un certain envol au poème.
Dans la pensée de Jacques Derrida (L’Animal que donc je suis), Jean-Christophe Bailly (Le Parti pris des animaux) ou encore Élisabeth de Fontenay (Le Silence des bêtes), on retrouve cette attention portée à l’animal, en interrelation avec l’humain : l’humain regarde l’animal qui à son tour le regarde, en une phénoménologie de la réciprocité. C’est ce que la philosophe Anne Simon appelle la « zoopoétique 5 », c’est-à-dire une approche littéraire, fondée sur un rapprochement entre les sciences humaines et sociales et celles du vivant, qui vise à mettre « l’accent sur la richesse des interactions entre humains, autres animaux, plantes, atmosphère ou minéraux, et tente ce faisant de déconstruire la catégorie occidentale de “règnes” distincts des uns des autres, et réputés “naturels 6” ». S’il faut imaginer une zoopoétique pour cette Page d’ailes, une référence me vient immédiatement à l’esprit, la manière dont Marguerite Duras décrit la mort d’une mouche dans son livre Écrire :
« Ça a été long. Elle se débattait contre la mort. Ça a peut-être duré entre dix et quinze minutes et puis ça s’est arrêté. La vie avait dû s’arrêter. Je suis restée pour voir encore. La mouche est restée contre le mur comme je l’avais vue, comme scellée à lui. Je me trompais, elle était encore vivante. Je suis encore restée là à la regarder, dans l’espoir qu’elle allait recommencer à espérer, à vivre. Ma présence faisait cette mort plus atroce encore. Je le savais et je suis restée. Pour voir. Voir comment cette mort progressivement envahirait la mouche. Et aussi essayer de voir d’où surgissait cette mort. Du dehors, ou de l’épaisseur du mur, ou du sol. De quelle nuit elle venait, de la terre ou du ciel, des forêts proches, ou d’un néant encore innommable, très proche peut-être, de moi peut-être qui essayais de retrouver les trajets de la mouche en train de passer pour l’éternité 7. »
Cette description est d’une telle intensité que chacun de nous peut se dire qu’il n’a jamais su observer la mort d’une mouche : Duras ne livre aucune précision anatomique et, pourtant, elle semble comprendre de l’intérieur les phénomènes physiologiques opérés dans le corps minuscule de l’insecte. Elle s’en fait la messagère horrifiée. Ce qui la touche et nous touche à cette lecture, c’est que la mort de la mouche ne compterait pour rien et pour personne. Qu’est-ce qu’une mort qui ne compte pas ? Celle dont personne ne témoigne. La Page d’ailes fait une éternité de ces ailes de mouches disparues. La page devient un amas chorégraphique de corps absents aux contours parfaits.
De la mouche, Léa Barbazanges passe au porc, avec une installation réalisée grâce à un assemblage de plusieurs crépines. La crépine est la membrane qui renferme les viscères de l’animal, en une paroi d’une extrême finesse, transparente, aux accents lactés. Ici encore, un peu comme pour les nervures d’une grande feuille tropicale, le réseau de veines révèle une arborescence magistrale, en un dessin naturel et parfaitement corallien. L’œuvre est suspendue dans l’espace et joue de sa légèreté, tel un voile en mouvement. Ce n’est plus de la graisse que nous voyons, mais un paysage aquatique et ramifié. Le geste de l’artiste, alors, consiste à savoir porter son attention sur l’infime, pour le donner à voir tout en lui permettant de révéler sa beauté naturelle et sa perfection formelle.
MINÉRALOGIE
Léa Barbazanges fait du motif un outil de révélation de l’invisible : on comprend alors pourquoi elle peut faire un usage concerté autant de la crépine de porc que des cristaux. En effet, citons l’œuvre Cristaux – ennéagone (2010-2020), qui évoque formellement l’installation en crépines de porc : toutes deux ont en partage une certaine monumentalité et une transparence lumineuse. Pour la réaliser, elle utilise des cristaux de calcite. Les dimensions choisies, telles celles d’une porte, sont de 2,10 mètres sur 90 centimètres et sont pour l’artiste une invitation au voyage. Il nous faudra entrer par cette porte dans un monde à la fois nocturne et lumineux, en une sorte de grotte rassurante.
Si Léa Barbazanges s’intéresse aux cristaux, c’est qu’il s’agit de minéraux obéissant à un agence- ment particulier, régulier, mathématique. C’est alors que l’artiste se fait cette fois-ci cristallographe. L’œuvre Ligne de mica – spécialement produite pour l’exposition au musée Ziem en 2021 – se donne à voir comme une ligne de 14 mètres de long. « Le mica est très présent autour de nous, dans la nature. C’est ce que l’on voit briller dans le sable ou les galets », rappelle l’artiste qui joue ici du chatoiement des couleurs et de leur miroitement. Les cailloux sont effeuillés et disposés en séquences répétitives, mais pourtant jamais totalement identiques. En 2019, Léa Barbazanges a déjà mené des expérimentations avec Sylvain Ravy, chercheur au CNRS, pour MicaPenrose : le mica y est travaillé pour son scintillement et ses propriétés optiques, mais amplifié afin de mettre en scène un motif complexe susceptible d’émerveiller par sa structure. En décomposant la lumière, telle une bulle de savon, l’artiste s’approprie son caractère ondulatoire.
Cette promenade, constituée de trois histoires naturelles, nous plonge dans une encyclopédie en mouvement, toute en liberté créative, à l’écoute des formes et des espèces, et surtout de leurs potentiels. Si Léa Barbazanges peut trouver des sources d’inspiration dans les sciences, elle n’en reste pas moins toujours poète, c’est-à-dire capable de faire dire aux formes ce que d’habitude elles taisent.
Texte écrit par Léa Bismuth pour le catalogue « à la lisère du visible », éditions Trente et Un, à l'occasion de l'exposition personnelle au musée Ziem.
1. Il s’agit d’Isaak Rensing, de la carrosserie HH Services, à Strasbourg.
2. Je renvoie ici à la vidéo en ligne : Francis Hallé, Web-série Nous les arbres, épisode 1/5, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2019, https://www.youtube. com/watch?v=63F1se_d9KE.
3. Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Terra forma. Manuel de cartographies potentielles, Paris, Éditions B42, 2019, p. 154.
4. Rappelons l’exposition « Robert Walser : Grosse kleine Welt. Grand petit monde », aux Beaux-Arts de Paris, 2018-2019.
5. Je renvoie ici à l’ouvrage d’Anne Simon qui vient de paraître : Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, coll. « Tête nue », 2021.
6. Anne Simon, « Présentation de la zoopoétique », Animots. Carnet de zoopoétique, s. d., https://animots. hypotheses.org/zoopoetique.
7. Marguerite Duras, Écrire, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 39.